Texte tiré d’une série imaginée pour le 20e anniversaire de Rhizome et intitulée Suis-je seul·e quand j’écris? ╱ Neuf artistes et écrivain·e·s ayant collaboré avec Rhizome en disent plus sur leur expérience de création en arts littéraires. Martine Delvaux rappelle ici le volet Prototype n°1 du projet de performance in(ter)disciplinaire Les oracles



Entre l’automne 2014 et le printemps 2016, un travail de collaboration a eu lieu entre Martine Delvaux (écrivaine), Manon Oligny (chorégraphe) et Marilyn Daoust (danseuse). Au fil des étapes de travail (à Québec, Montréal et Bruxelles), une forme a été trouvée alliant texte et danse, écriture et mouvement, le corps, la scène, le clavier et l’écran. Ainsi, une fille en série s’est faite et défaite. Devant public. En direct.

Je ne sais pas comment cohabitent les gestes et les mots, le corps et les lettres. On peut discuter longtemps de cette rencontre entre le monde matériel et l’imaginaire, sans jamais vraiment y arriver. Le mystère demeure. Quelque chose comme une énigme, impossible à résoudre : de quoi est faite cette rencontre? Est-ce qu’on danse des mots? Est-ce que le texte attrape la danse? Arrêt sur image. Les consignes sont claires : ne pas illustrer les mots. Ne pas décrire la danse. Pour que s’épousent texte et mouvement, il faut faire de la place entre eux, protéger les blancs, l’espace où ça se cherche. Rester dans la caresse, l’effleurement, rester en suspens. Pour qu’il y ait rencontre, entre l’écrit et le dansé, entre celle qui écrit et celle qui danse, je me dis qu’il faut protéger le malentendu. Abandonner le rêve d’une communion, l’amour fusionnel que nous servent les films, et défendre le clash, quand ça cogne, quand ça se fracasse, question de ne pas faire l’économie de la rencontre. Voilà le pari : se retrouver en face à face et apprendre à négocier. S’interroger pour vrai, remettre plusieurs fois le cadran à zéro, recommencer sans cesse. L’amour ne dépend pas d’un coup de foudre, d’une entente parfaite. Il repose, au contraire, sur de perpétuels coups de théâtre, et la mésentente dont se nourrit la création, cette entente qui repose sur le fait de rester à côté l’une de l’autre plutôt que mélangées, confondues et confuses, perdues. La rencontre entre écriture et danse a à voir avec l’amour parce qu’elle accepte l’inacceptable, construit à partir de ce qui se défait, échafaude avec des restes. Il faut pouvoir s’abandonner, baisser et ouvrir les bras, lâcher prise. Il faut accepter de céder une partie de qui on est et de ce qu’on a fait. Ouvrir ce qui était fermé, assouplir ce qui était rigide, creuser le fossé au lieu de vouloir remplir, écarter les brèches, accumuler les interstices. Et quand on a l’impression que rien ne va plus, quand la colère monte, les moments de panique, les vagues d’exaspération, une fatigue certaine devant l’exigence de la répétition, alors on sait que le travail se fait. Et il se fait au prix de soi. Travail de l’ombre, la rencontre vient avec une exigence de disparition : je ne peux pas être là, toute là, pas celle que je croyais être, pas celle qui arrive avec ses mots-boucliers, mots-grammaire, mots-dictionnaire. Celle-là doit laisser place aux mots-troués, apprendre à laisser aller, que les mots partent au vent et avec eux des phrases toutes faites, et la pensée qui s’était installée avec elle, en se croyant. Cesser de se croire. Quitter le fauteuil dans lequel on était assise, et rester debout, sur la pointe des pieds, pour tenter d’attraper quelque chose de fragile et de fuyant. Se rassoir un instant pour proposer encore autre chose encore une fois. Parce que c’est une affaire de proposition, demande en mariage perpétuelle. On fait des vœux, on échange des alliances sous forme d’idées. La scène est mise, tout le monde est en place, bientôt on entendra la marche nuptiale. Mais la célébration sera à recommencer, infiniment. Elle ne sera jamais aboutie, jamais arrivée, à refaire, présenter à nouveau, dans un serment de chaque instant. Si les amantes s’épousent, c’est pour être ensemble et séparés, dans un divorce qui a lieu au moment même où elles acceptent, oui, je le veux. Quand l’exigence de la distance accompagne le désir d’être liées. On ne sera jamais la même, malgré qu’on s’aime, on ne fera jamais une seule à partir de nous deux. C’est là l’histoire d’amour entre la danse et l’écriture, entre celle qui tisse les mots et celle qui fait bouger les corps. Et peut-être qu’au final, le mariage a lieu entre la robe et la peau, les muscles et les voiles de dentelle, mais comment savoir ce qui, entre les mots et le corps, est le plus vrai du vrai? Accepter de ne pas décider. Mettre en demeure, à jamais, la vérité. Accepter le saut dans le vide et l’absence d’un point d’arrivée, on marche sans horizon devant nous sinon celui d’une fin annoncée, le moment où ça va s’arrêter, coûte que coûte, le moment du spectacle. Si le mariage a lieu, c’est parce qu’il est sur le point de prendre fin. On habite le seuil, on tangue sur une crête, on trouve un point d’équilibre là même où on court le risque de tout perdre. De se perdre, avant tout. Dans la peur et dans la jubilation. Dans la douleur et dans la joie.

Martine Delvaux